Je voudrais signaler ici, en particulier aux collègues de sciences physiques, cet admirable poème de Francis Ponge sur l'eau, la pesanteur et la "liquidité", extrait du recueil Le parti pris des choses (1942) et partiellement reproduit ci-dessous : il me semble que l'on peut voir dans un tel poème un exemple de la manière dont pourraient être intimement reliées les disciplines scolaires entre elles.
"De l'eau", ou comment une description poétique des choses du monde environnant peut rejoindre et même éclairer la signification d'un concept scientifique.
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De l’eau
Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau. C’est toujours les yeux baissés que je la regarde. Comme le sol, comme une partie du sol, comme une modification du sol.
Elle est blanche et brillante, informe et fraîche, passive et obstinée dans son seul vice : la pesanteur ; disposant de moyens exceptionnels pour satisfaire ce vice : contournant, transperçant, érodant, filtrant.
A l’intérieur d’elle-même ce vice aussi joue : elle s’effondre sans cesse, renonce à chaque instant à toute forme, ne tend qu’à s’humilier, se couche à plat ventre sur le sol, quasi cadavre, comme les moines de certains ordres. Toujours plus bas, telle semble être sa devise : le contraire d’excelsior.
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On pourrait presque dire que l’eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n’obéir qu’à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe.
Certes, tout au monde connaît ce besoin, qui toujours et en tous lieux doit être satisfait. Cette armoire, par exemple, se montre fort têtue dans son désir d’adhérer au sol, et si elle se trouve un jour en équilibre instable, elle préférera s’abîmer plutôt que d’y contrevenir. Mais enfin, dans une certaine mesure, elle joue avc la pesanteur, elle la défie : elle ne s’effondre pas dans toutes ses parties, sa corniche, ses moulures ne s’y conforment pas. Il existe en elle une résistance au profit de sa personnalité et de sa forme.
LIQUIDE est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de ce scrupule maladif. De ce vice, qui le rend rapide, précipité ou stagnant ; amorphe ou féroce, amorphe et féroce, féroce térébrant par exemple ; rusé, filtrant, contournant ; si bien que l’on peut faire de lui ce qu’on veut, et conduire l’eau dans des tuyaux pour la faire ensuite jaillir verticalement afin de jouir enfin de sa façon de s’abîmer en pluie : une véritable esclave. (…)
Francis Ponge, "De l'eau" in Le parti pris des choses (1942).